Les couleurs du passé de La Ferrière
Le village n'est pas noyé mais il n'existe plus », lance Ginette Aubert, amère. Lorsqu'elle retourne sur les rives qui ont constitué le décor de son enfance, elle ne tarde pas à s'échapper. Son regard s'éloigne, se perd et se voile, sur des images qui n'appartiennent qu'à elle.
Puis, elle se reprend et raconte sa Ferrière. Elle montre le chemin qui s'engage, cent mètres avant le restaurant, vers l'ancienne route qui traversait le village. Elle localise les douze maisons qui bordaient la rive gauche de la rivière et énumère leurs propriétaires. Elle insiste sur la douceur d'un climat exceptionnel et le bonheur paisible d'une vie insouciante. Et puis, vient le moment où Ginette Aubert évoque sa famille qu'elle qualifie de remarquable, ce que l'on croit aisément tant ses propos révèlent d'attachement filial.
Un soir de 1950,le dernier verre servi au comptoir…
Tout commence avec son grand-père, Paul Rivière, originaire de Pleaux et issu d'une famille de chaudronniers. « Très fort, très beau […] avec son grand chapeau, ses moustaches lissées […] et ses yeux… d'une limpidité ! » Auprès de lui, Marie-Louise Bayle, d'Aynes, qu'il a épousée en 1912. Après la guerre de 1914, il exploite du bois, au Pestre. Le couple a deux filles : Yvonne, née en 1913 et Denise, en 1918.
L'aînée fréquente l'école de Spontour et ses trajets quotidiens lui font traverser La Ferrière où une petite maison, au bord de l'eau, éveille ses rêves. « Que j'aimerais habiter là », pense-t-elle souvent.
Son v'u devient réalité en 1930. Marie-Louise, fine cuisinière, veut ouvrir un restaurant. Ça sera « A la bonne friture » qui, très vite, connaît le succès grâce aux matelotes d'anguilles et autres fritures de goujons que concocte la patronne. Dix chambres et quelques tonnelles admirablement placées au bord de l'eau fidélisent une clientèle qui va grandir au rythme de la construction de l'Aigle.
En 1933, Yvonne épouse Clément Aubert, cantonnier à Soursac, homme des eaux et des bois et infatigable pêcheur. Le couple s'installe, lui aussi, à La Ferrière, dans une maison dite « Chez Micoulette » et une petite Ginette voit le jour en septembre 1934.
Elle ira à l'école d'Aynes et garde un souvenir ému de son instituteur, M. Gaillard. Aynes où vit une population nombreuse et disparate, attirée par le chantier du barrage. « Dans ma classe, nous étions quarante petits diables, tous couverts de poux », dira-t-elle plus tard.
Retour à la sourceAvant même la mise en eau de l'Aigle, des bruits circulent sur le Chastang mais personne n'y croit trop. « C'est loin, quelque chose comme 30 kilomètres en aval. Que l'eau monte jusqu'ici ? Vous n'y pensez pas ! » Et pourtant…
Les travaux commencent en 1947. La Ferrière ne sera pas noyée mais détruite pour que les habitants ne soient pas tentés d'y rester. Alors, un soir de 1950, il y a le dernier verre servi au comptoir, la dernière friture et le dernier feu au cantou avant que le silence n'envahisse le restaurant. Le village se vide et attend.
La jeune Ginette retourne errer dans sa rue et dans sa maison. Elle remonte dans son grenier pour y retrouver, encore un peu, des sensations et souvenirs qu'elle sait devoir perdre. Ses grands-parents sont remontés sur le plateau. Son père a été embauché au barrage et dispose d'une maison dans la cité EDF d'Aynes. La Ferrière disparaît, la nouvelle route de Spontour passe précisément là où se trouvaient les maisons.
Yveline David